De l'enfance vous ne gardez aucun souvenir. De l'enfance vous ne retenez qu'une maladie. C'est une maladie sans nom. Elle vous vient du ciel tournant d'automne. Elle vous vient de nulle part comme tout ce qui vous est proche. Avec elle revient le ciel plombé d'enfance : le manque de sens, l'absence de tout. L'histoire est toujours la même, mais il ne sert à rien de le savoir. Une lumière se détache du ciel vif. Elle descend sur le cœur qu'elle recouvre tout entier. Elle vous apprend votre disgrâce. Elle vous enseigne votre néant. Tout est là. Vous avez du silence, de l'espace et du temps. Vous avez tout ce qui fait l'agrément de la vie quand la vie manque. Tout est là, sauf vous. Vous appelez cela : la perte du goût. C'est un nom comme un autre. C'est un nom par défaut. C'est un nom équivalent à tous ceux que vous pourriez trouver, qui n'en diraient pas plus. Le temps passe désormais sans vous, c'est-à-dire qu'il ne passe plus. Il s'entasse. Un temps comme un ciel bas. Une neige de temps gris. La petite aiguille du sang, celle des minutes, et la grande aiguille de la conscience, celle des heures, se superposent. Il est minuit, vous êtes dans la fin du conte, dans la dernière gravure, vous êtes en retard, le carrosse et le beau costume vont disparaître, le charme va se dissoudre, rien n'est arrivé. Vous êtes en retard sur vous-même, vous n'êtes pas encore né, vous n'êtes personne. Vous ne faites rien. Vous ne pouvez rien faire, n'étant plus rien. Vous lisez des journaux, des romans, n'importe quoi. Il y a un usage carcéral de la lecture. Il y a un bas usage de toutes choses comme de tous sentiments. Il y a cet usage qui transforme tout en sang épais, en sommeil noir : de quoi, peut-être, aller d'une heure à l'heure suivante. Vous prenez soin de n'appeler personne. Puisque personne ne pourrait rien. Puisque rien ne vous arrive. Il y a des saisons plus favorables que d'autres à cette fin des temps. Disons l'été, quand le ciel pèse de toute sa lumière sur votre pensée. Disons aussi l'automne. Disons toutes les saisons, puisque chacune peut vous mener ainsi dans son enfer. Depuis l'enfance vous avez beaucoup appris sur ce dommage éternel de chaque jour. Vous y avez trouvé votre formule du bonheur informulable. Elle tient en un mot, et ce mot se tient sur un souffle, au bord des lèvres : rien. Un rien vous enchante. Si un rien vous enchante, c'est aussi parce qu'un rien peut vous anéantir. La même lumière peut, selon les heures et la direction du songe, vous exalter ou vous ruiner. Sans nuances dans un cas comme dans l'autre. Il y a un creux sous votre nom. Il y a un trou dans le ciel. On a inventé le travail pour n'y plus songer. On a inventé le travail et le manège des chevaux de bois pour s'éloigner en vain de la place vide, au centre du centre, au cœur du cœur. Dans le monde c'est comme dans le jeu, et dans le jeu c'est comme dans le journal d'il y a quelques années, cette histoire merveilleuse, un fait divers de quatre lignes en dernière page : un arbitre de football siffle la fin du jeu alors que celui-ci commençait à peine, qu'aucune faute n'était arrivée et que tout s'acheminait vers sa fin normale, vers sa fin habituelle. Il renvoyait les joueurs au vestiaire au bout de quelques minutes. Avant de disparaître, il signait un papier - une note pour ses employeurs, un billet d'excuse comme à l'école -, une phrase plus obscure encore que l'absence de toute phrase : crise soudaine d'ennui. Vous connaissez cette tentation. Souvent vous connaissez cette envie de sortir du jeu, pour aller voir la lumière blanche dans le ciel large. Ce désir d'aller contre vos intérêts immédiats de travail ou d'amour, au nom d'un intérêt plus grand peut-être, ou bien au nom de rien. Allez savoir. Vous vous faites confiance à ce sujet. Vous avez appris avec le temps à vous donner du temps. Vous avez appris à rompre pour continuer, pour continuer à votre façon, à votre manière inventée et personnelle. Avec le temps vous n'aurez appris que cela : ne pas lutter contre la maladie du goût. La laisser revenir, et l'enfance avec elle - l'avalanche du temps gris, l'éternité infranchissable. Ne pas céder à l'imaginaire du plein, à la panique de remplir ses journées par un emploi, des paroles ou du bruit, par n'importe quoi. La maladie sans nom atteint le cœur du temps. Vous avez inventé cette façon d'en guérir en n'y résistant pas, ce remède paradoxal: l'amour du temps perdu. Le temps perdu est comme le pain oublié sur la table, le pain sec. On peut le donner aux moineaux. On peut aussi le jeter. On peut encore le manger, comme dans l'enfance le pain perdu : trempé dans du lait pour l'adoucir, recouvert de jaune d'œuf et de sucre, et cuit dans une poêle. Il n'est pas perdu, le pain perdu, puisqu'on le mange. Il n'est pas perdu, le temps perdu, puisqu'on y touche à la fin des temps et qu'on y mange sa mort, à chaque seconde, à chaque bouchée. Le temps perdu est le temps abondant, nourricier. On peut l'apprendre de toutes les façons, cela. Il suffit que l'on vous laisse en paix, ou bien que l'on vous prenne toutes vos forces, et c'est pareil : il y a l'immobilité qui naît du repos, et puis il y a l'immobilité qui naît de la fatigue et qui est un repos, aussi bien. Le temps s'abîme dans un travail, dans des vacances, dans une histoire. Le temps s'abîme dans tous les emplois qu'on en peut faire. Peut-être écrire, c'est différent. C'est très près de perdre du temps, écrire, et ça prend tout le temps. C'est le temps qui reste, le temps rassis, celui qu'on accommode et chaque seconde est un délice, chaque phrase un soir de fête. Dans l'écriture l'âme est éparpillée sur les routes. Elle s'égare, elle échappe. Un seul mot la rassemble, un seul souffle, un mot millionnaire, une lettre d'amour : un plat de roi, la fleur du goût. Comment ça vient, les lettres d'amour, vous l'ignorez. D'une déchirure dans le ciel, d'un accroc des lumières ou d'une fantaisie des anges. Dans la vie ordinaire, on peut toujours parler car on peut toujours mentir. Dans la vie éternelle - qui ne se distingue de la vie ordinaire que par l'éclat d'un regard - on ne peut pas aller contre son cœur, mentir. Alors on se tait. On écrit une lettre d'amour pur. C'est comme un feu follet sur les domaines du songe. C'est comme une chute de neige dans les yeux noirs d'enfance. De temps en temps on s'arrête. On relève la tête, on regarde le ciel vide. Sa lumière est si douce qu'elle nous oriente et nous gagne, de très loin.